Fred
Dewilde, Mon Bataclan,
Lemieux
éditeur,
Paris, 2016.
Deux mains,
l'une dans l'autre, les doigts enlacés, serrés, un fond noir, un titre rouge
sang...ce sont les éléments de la couverture de l'album mi-bande dessinée, mi
récit autobiographique de Mon Bataclan, le témoignage de ce qu'a vécu le
dessinateur Fred Dewilde ce funeste jour de 2015. Ce dessin, ainsi que les
premières planches de l'ouvrage, sont finalement les derniers qu'il a réalisés
de son livre tant en a été compliquée sa conception. Compliquée car malgré
l'absence de blessures physiques, le traumatisme moral engendré par le carnage
est difficile à assumer, à surmonter. Pourtant dès les jours qui suivent
l'événement, Fred Dewilde a ressenti l'envie de mettre sur papier sa terrible
expérience du 13 novembre 2015.
Fan comme de
nombreuses personnes des Eagles Of Death Metal, il était au Bataclan quand le
groupe y a joué: on y a picolé entre copains, on a participé à l'hystérie quand
Jessie Hughes a entamé les premiers morceaux du set et puis le groupe a commencé
à jouer Kiss The Devil...et là, ce fut le chaos, et tout à définitivement
basculé dans l'existence de ceux qui en sont sortis vivants.
Ce qui s'est
passé dans la fosse du Bataclan, c'est en premier temps par le dessin que
l'auteur en fait état: l'irruption dans la salle de concert de ces
"cavaliers de l'Apocalypse", armés de Kalashnikov; les tirs que l'on
prend au départ pour des pétards; la chute des victimes telles des cartes d'un
château qui s'effondrent; et ce long moment passé à faire le mort, allongé dans
une marre de sang, face au regard d'un cadavre qui vous fait prendre conscience de
la réalité de ce qui se passe. On ne mesure plus le temps. On est paralysé par
l'angoisse d'être achevé là, par terre, et par celle de ne plus revoir ses amis
et ses enfants.
Et puis une
explosion, assourdissante, suivie d'un autre bruit, sourd... Même si on ne voit
rien, on en est sûr... C'est la tête d'un kamikaze qui vient de se faire
exploser qui retombe sur le parquet. Et cette chose arrondie qui vient
d'atterrir devant soi, ne serait-ce pas la tête de son fémur? Puis, comme par
miracle, on peut enfin s'échapper de cet enfer. Un dernier regard, que l'on regrettera plus tard, à tous les
morts avant de quitter la salle, et on se retrouve à l'extérieur, seul, dans la
rue, les habits couvert d'un sang qui n'est pas le sien.
Le dessin en
noir et blanc, la distribution des cases sur les planches, les textes, hachés,
tronqués, saccadés, enchaînements de mots forts, participent à la sensation de
panique, de confusion, et traduisent parfaitement les sensations et la panique
d'un narrateur dont la vie vient de définitivement changer.
Quand le
dessin ne suffit plus à transmettre, c'est le récit écrit qui prend le relais.
La bande dessinée n'est-elle plus assez efficace pour traduire les douleurs et
autres conséquences post-traumatiques? L'auteur veut-il simplement poser des
mots sur ce qu'il a vécu? Par quels autres moyens aurait-il pu raconter les
vieilles blagues, presque drôles, qu'on se raconte en se retrouvant à peine
sortis de l'enfer pour exorciser ce qu'on vient de vivre, devant des
spectateurs médusés, incrédules, offusqués,
qui n'étaient pas dans la salle et qui ne comprennent pas comment on
peut déjà en rire. Comment traduire autrement que par des mots les repères
qu'on a perdus en quelques minutes? Puis vient cette obsession de retrouver
coûte que coûte Élisa, l'inconnue avec qui ont vient de passer ces longues
heures couchés par terre, main dans la main, à simuler une mort qui n'est pas
venue par miracle ce soir. Qu'est-elle devenue? S'en est-elle sortie? Et enfin
on prend conscience, le lendemain, tout doucement, de la chance qu'on a eue de
ne pas faire partie des 89 qui sont définitivement restés couchés dans la
mythique salle de concert.
Depuis
novembre dernier, chaque bruit sourd lui rappelle les tirs des fusils d'assaut
qui crachent leur souffle mortel sur une foule hurlante. Il n'arrive pas non
plus à oublier le goût et l'odeur du sang et de la poudre. Il essaye de chasser
de son esprit les terribles images des corps enchevêtrés l'un sur l'autre au
pied de la scène du Bataclan... Comme si l'ensemble de ses sens le trahissaient
pour le ramener un an en arrière.
La
libération de ce traumatisme Fred Dewilde le sait, elle ne peut venir que du
dessin. Il lui faut se livrer, raconter, déballer tout ce qu'il a dans la tête.
Mais il lui faudra six mois pour arriver à représenter cette dernière image,
celle qui le montre en train de se relever, renaissance d'un homme qui tente de
se reconstruire face à l'horreur qu'il a vécue et qui essaye de chasser avec
force la culpabilité de n'avoir pas pu être le super héros, le "Bruce
Willis" de la situation. Non! Personne à sa place n'aurait fait figure de
surhomme devant des Kalashnikov qui hurlent, déchiquettent, défigurent et
fauchent des innocents venus en ce lieu uniquement pour vivre ce que ne savent
pas vivre les terroristes: s'amuser et prendre du bon temps.
Un
témoignage sincère, brut, sans filtre, qui amène son auteur à choisir la vie
plutôt que de sombrer dans la haine.
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